Début : 22h13 ==> 23h48 (lisez-le, j'ai mis 1h35 ...)
UNE VENDETTA
La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessu de la mer, regarde, par-dessu le détroit hérissé d'écueils, la côte plus basse de la Serdaigne. A ses pieds, de l'autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d'Ajacio.
Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux savuages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible ou ne s'avanturent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mar, fatigue la côte nue, rongée par lui, à peine vêtue d'herbe ; il s'engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d'écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l'eau.
La maison de la veuve Saverini, soudée au bord meme de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauve et désolé.
Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne "Sémillante", grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au jeune homme pour chasser.
Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traîtesement, d'un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.
Quand la vieile mère reçut le coprs de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, puis, étendant sa ain ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle s'enferma aurpès du corps avec la chienne, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l'oeil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.
Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemise arrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.
La vieille mèrze se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.
"Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu? C'est la mère qui le promet ! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien."
Et lentement elle se pencha vers lui, colant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.
Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.
Elles resèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu'au matin.
Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio.
*
Il n'avait laissé ni frère ni proches cousins. Aucun homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la mère y pensait, la vieille.
De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde, Longosardo, ou se régufient les bandits corses traqués de trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtes de leur patries, et ils attendent là le moment de revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village, elle le savait, que s'était regugié Nicolas Ravolati.
Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle regardait là-bas en sougeant à la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort ? Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Que ferait-elle? Elle ne dormait plus la nuit, elle n'avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin. Depuis que son maître n'était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l'eut appelé, comme si son âme de bète, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n'efface.
Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une iée de sauvage vindicatif et féroce. Elle la médita jusqu'au matin ; puis, levée dès les approches du jour, elle se rendit à l'église.Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant de l'aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la force qu'il lui fallait pour venger le fils
Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien brail défoncé, qui reueillait l'eau des gouttières ; elle le renversa, le vida, l'assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres ; puis elle enchainna Sémillante à cette niche, et elle rentra.
Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre, l'oeil vixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était là-bas, l'assassin.
La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La vieille , au matin, lui porta de l'eau dans une jatte ; mais rien de plus : pas de soupe, pas de pain.
La journée encore s'écoula. Sémillante, exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.
La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête, devenue furieuse, aboyait d'un voix rauque. La nuit encore se passa.
Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin, prier qu'on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de vieilles hardes qu'avait portées autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.
Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d'un paquet de vieux linge.
La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et se taisait, bien que dévorée de faim.
Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma le feu de bois dans sa cour, et fit griller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.
Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate à l'homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elle déchaîna la chienne.
D'un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à la gueule, puis s'élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes, arachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnée. Ele enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier.
La veille, immobile et muette, regardait l'oeil allumé. Puis elle renchaînna sa bète, la fit encore jeûner deux jours, et recommença cet étrange exercice.
Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans même qu'une nourriture fût cachée en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé pour elle.
Dès qu'elle apercevait l'homme, Sémillante frémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait : "Va!" d'une voix sifflante, en levant le doigt.
*
Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla se confesser et communia un dimanche matin avec une ferveur extatique ; puis, ayant revêty des habits de mâle, semblable à une vieux pauvre déguenillé, elle fit marcher un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, de l'autre coté du détroit.
Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et 'excitait.
Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demanda la demeure de Nicolas Ravolatie. Il avait repris son ancien métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.
La vieille poussa la porte et l'appela :
"Hé! Nicolas!"
Il se tourna ; alors, lâchant sa chienne, elle cria :
"Va, va, dévore, védore! "
L'animal, affolé, s'élança, saisit la gorge. L'homme étendit les bras, l'étreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds ; puis il demeura immobile, pendant qie Sémillante lui fouillait le cou, qu'elle arrachait par lambeaux.
Deux voisins, assis sr leur porte, se rappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieu pauvre avec un chien noir efflanqué qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de brun que lui donnait son maître.
La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit- là.
MAUPASSANT
23h48